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La vénération critique


En 2012, Philip ROTH, l'immense auteur américain décédé en 2018, a révélé ne pas poursuivre son œuvre romanesque. L'homme est alors octogénaire et son apport littéraire couvre près de cinq décennies couvertes de succès public. L’annonce de ce retrait volontaire vient bouleverser le monde littéraire, surpris de cette décision somme toute légitime et nécessaire. Une large bronca, menée notamment par le New York times, montre l’incrédulité mêlée de courroux de la plupart des critiques littéraires : un écrivain retraité, écrit encore le New Yorker, «cela semble incongru». C'est «aussi bizarre pour un écrivain de prendre congé des mots que pour un homme d'être, comme William H. Gass l'écrivit autrefois, "en congé de l'amour».

Pour Literal Magazine latin American Voices, la même incrédulité mélée de réprobation interroge cette décision :

“Il y a des questions. Par exemple, la décision d’arrêter de produire du nouveau matériel court-circuite-t-elle en quelque sorte la possibilité d’une nouvelle production ? Est-ce qu’il a aussi pris la décision, si elle peut être prise, de cesser de penser comme un écrivain? De cesser de penser comme l’homme qu’il est? Et quelle est la vie intérieure d’une personne qui a consciemment choisi de ne plus considérer l’expérience comme un objet matériel pouvant être tourné vers des fins artistiques ; qui regarde sans imaginer la possibilité de transformation ? Un léopard peut-il changer ses taches? Un écrivain peut-il ignorer ce qui l’a fait qui il est, la formation de ses origines? Ou, s’il ne l’ignore pas, le changer?

Qu’est-ce qui peut être écrit pour que l’on puisse l’arrêter? Est-ce quelque chose qui peut être isolé et suivi? Je crois, au contraire, que chez un écrivain la conscience de l’écriture est essentiellement identique à la conscience elle-même. Plus encore que ce qu’il produit, c’est ce qui le rend écrivain. Ce sur quoi je m’appuie pour écrire, c’est la pleine conscience perceptuelle de ma vie quotidienne. Mais ce n’est pas que je vis ma vie et puis j’en tire profit pour écrire. Je vis plutôt dans la mentalité – l’identité – de l’écriture.”

Il faut souligner d’emblée le je  pour cette dernière interview, écriture peu journalistique qui marque une forme d’implication personnelle. Cette personnalisation marque bien la difficulté pour le critique de concevoir la rupture symbolique que l'auteur qui se retire de son écriture lui impose. Le critique vit du rapport non seulement au texte mais aussi du rapport à l'auteur, personne incarnée. Le refus de la matérialité de l'auteur, qui ne serait donc plus pure essence artistique, exprime la sanctuarisation symbolique qui entoure la figure auctoriale. L’ambivalence est tangible, quand l’auteur est supposé traduire le monde qui l’entoure tout en se retirant de ce monde pour s’isoler dans sa tour d’ivoire, seul lieu qui rend possible la transcendance de l’écriture. L’auteur doit être homme parmi les hommes et autre chose, à la limite du mortel.  

La retraite, pour un auteur, demeure donc un impensé. La position d’écrivain, « un des lieux incertains de l’espace social » selon Pierre Bourdieu, est tournée vers une métaphysique de l’ailleurs, où l’écriture est l’expression du hors-soi de l’homme corporel. Complètement homme, seul susceptible de coder l’expérience manifeste de la vie, l’auteur figure aussi le démiurge créateur, inscrit dans son œuvre autant que tous les hommes, médiateur du passé, du présent et de l’avenir.

L’impossibilité des critiques de prendre en charge un élément aussi courant et prosaïque que le départ en retraite d’un auteur tient à deux statuts qui se complètent dans la personne de l’auteur, le sacré et l’intercesseur :

L’écrivain prophétique se retrouve dès l’Antiquité comme récipiendaire de la faculté de transcrire la pensée déïque par le langage. Dans l’Antiquité grecque, Homère et Hésiode occupaient une place centrale en tant que transmetteurs de la parole divine, quand l’Iliade et l’Odyssée, une dimension sacrée. Ces textes, au-delà de leur fonction narrative, servaient de guides moraux et de réservoirs de sagesse pour la société grecque.

Au Moyen Âge, Dante, avec sa Divine Comédie, se positionne comme un poète-prophète, guidant les âmes à travers l’enfer, le purgatoire et le paradis. Il est perçu comme un intermédiaire entre le monde divin et le monde humain. Au XVIIe siècle, John Milton, dans son Paradise Lost, incarne également cette figure du poète prophétique, explorant les thèmes de la chute et de la rédemption, tout en affirmant une vision morale et religieuse complexe. La sacralité de l’auteur recouvre la notion de génie littéraire au XVIIIe siècle : Jean-Jacques Rousseau et Voltaire, par leurs particularismes stylistiques et philosophiques, accréditent la présence d’êtres dissemblables, capables de transformer la société par ses écrits. Jean-Jacques Rousseau, avec ses œuvres autobiographiques et philosophiques, et Voltaire, par ses satires et ses pamphlets, montrent l’écrivain comme une force intellectuelle et morale. Au XIXe siècle, le Romantisme exalte l’écrivain comme un visionnaire, un guide spirituel. Victor Hugo, par ses œuvres littéraires et ses engagements politiques, se présente comme une conscience de la nation. Lamartine, par sa poésie lyrique, incarne l’écrivain sensible et introspectif, en quête de vérités supérieures.

La sacralisation de l’écrivain (Gérard Genette parle de « fétichisme »), phénomène constant et évolutif, entre en conflit avec  la réalité physiologique de celui qui écrit. La matérialité du corps de l’écrivain est affirmée ici, en opposition avec le mythe spiritualiste.

Selon Michel Foucault, la manière dont la critique littéraire a, depuis longtemps, défini l’auteur -ou plutôt construit la forme-auteur à partir des textes et des discours existants, est assez directement dérivée de la manière dont la tradition chrétienne a authentifié a accepté, ou, au contraire, rejeté les textes dont elle disposait. En d’autres termes, pour « retrouver » l’auteur dans l’œuvre, la critique moderne use de schémas forts voisins de l’exégèse chrétienne lorsqu’elle voulait prouver la valeur d’un texte par la sainteté de l’auteur.

La place des auteurs (et des artistes en général) est réductible à leur art. Alors que la profession est une des moins codifiée, le statut social se trouve dans une situation de dépendance absolue envers la production littéraire, d’un point de vue symbolique. L'artiste doit vivre et mourir pour son art, réalisant, comme Molière dans une mort scénique, un idéal inscrit dans la fonction différenciée de l’intellectuel. C’est peut-être cela que les critiques ont reproché à Philip Roth dans sa volonté d’interrompre son travail romanesque. Il atteste alors que l’ensemble de sa production, qu’il a unifiée sous son nom propre, ne connaîtra pas l’avènement d’une vérité adjacente par un roman ultérieur. L’effacement de l’auteur modifie l’inscription de l’œuvre qui trouve une forme de clausule lorsqu’elle est interrompue. 

Philip Roth s'arrête d'écrire donc et en cela il redevient homme. Simple homme. Il abandonne son statut de demi-dieu. et le critique n'est plus celui qui a accès à ce demi-dieu. Le critique se sentira trahi par ce renoncement, et bien seul quand les divinités de l’écriture le laissent dans ce monde qu’ils décident de déserter. 


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