"L’Enfant de Jules Vallès : critique littéraire et dénonciation des violences familiales au XIXe siècle "
Jules Vallès, auteur de L'Enfant, Musée Carnavalet
Jules Vallès et la publication de L’Enfant
Jules Vallès publie L’Enfant en 1879, premier volet de sa trilogie autobiographique (L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé). Ce roman, inspiré de sa propre enfance, marque les esprits par sa dénonciation des structures oppressives de la famille et de l'école. La réception critique a été variée, oscillant entre admiration pour sa verve et indignation face à sa charge contre les valeurs traditionnelles, notamment la figure parentale. Œuvre transgressive et révolutionnaire, dès sa parution, L’Enfant choque par sa vision sombre et subversive de la famille. Jacques Vingtras, le héros-narrateur (remarquons les initiales communes avec Jules Vallès), dépeint une enfance marquée par la violence morale et physique infligée par ses parents, qu’il qualifie de "tyrans domestiques".
La critique de la famille dans L’Enfant : entre autobiographie et réquisitoire social
En rhétorique, le pacte de lecture autobiographique normalise des traits distinctifs stricts, ce que Jules Vallès propose de contrevenir : l’usage répété du présent de narration et du passé composé entraînent un effet de confusion entre la voix du narrateur adulte et celle de l’enfant. Jules Vallès intègre alors les principes d’une écriture réaliste qui exclut la remédiation déculpabilisante du regard rétrospectif et fait le choix d’une écriture du réel, surtout au service de la dénonciation du terrible sort des enfants et de la violence familiale au XIXe siècle. En cela, le roman de Jules Vallès reste un récit accusateur qui exemplifie la condition des enfants au XIXe siècle pour inscrire une critique de la famille bourgeoise : Vallès dénonce la sacralisation de la famille, perçue comme un lieu de domination, « C’est une prison, et j’en suis le forçat. ». Ce rejet heurte les sensibilités d’une époque où la vision de la famille est idéalisée comme pilier de la société.
Bertrand d'Astorg dans un article de la revue Esprit daté de juillet 1954 remarque que la littérature est marquée de l’inventaire des actes avilissants que doivent subir les enfants, parce que l’écriture mimesis est témoignage de la vie et des tendances sociales :
[La littérature dit] que l'enfance n'est pas un moment privilégié de la vie, que l'enfant est le jouet de parents terribles (voire incestueux), de reines cruelles, des fées contradictoires qui se sont penchées sur son berceau. Que les garçons sont destinés à être perdus dans la forêt quand il n'y a plus de pain à la maison, et à être mangés par les ogres, s'ils ne savent opposer l'astuce à la force. Que les filles qui traînent innocemment dans les bois rencontrent le loup; il y surtout l'extraordinaire témoignage de Jules Vallès, l'enfant battu, le premier à oser dresser contre la mère son impitoyable réquisitoire. Il y a les mémoires indirects, lorsque les auteurs se racontent à travers leurs personnages : Balzac, c'est Félix de Vandenesse du Lys dans la
vallée, l'enfant négligé, méprisé par sa mère ; c'est le camarade de classe de Louis Lambert dans ce collège de province qui tient le milieu entre le couvent et la prison.
Stendhal, c'est Henri Brulard qui, après avoir perdu une mère tendrement aimée, va être élevé par un père détestable, l'abominable tante Séraphie et le sinistre abbé Raillane. Et comme si ces témoignages vécus avaient été d'abord nécessaires pour légitimer les héros imaginaires, la triste théorie des enfants humiliés s'ébranle : les petits martyrs des romans populaires, le Petit Chose, le Jack d'Alphonse Daudet, le Poil de Carotte de Jules Renard, le Charles Blanchard de Philippe, le Champi-Tortu de Chérau, L’Enfant à la Balustrade de Boylesve, le Jacques Thibault du Pénitencier qui viennent donner la main aux enfants de La Maternelle de Frapié, et aux victimes de l'enfance massacrée qui sont parmi nous.
Réception critique de L’Enfant : Maurice Barrès et Alphonse Daudet en opposition
Mais ce que certains critiques littéraires interdisent à Jules Vallès, c’est la contestation de la valeur familiale, ce que souligne le spécialiste de l’auteur, Roger Bellet, dès 1956, dans un article paru dans la Revue Agora sur Jules Vallès et les droits de l’enfant: De fait, c'est bien ce combat pour les droits de l'Enfant qu'ont perçu à Paris, à l'époque, les pères lecteurs du journal, certains écrivains comme les Goncourt. L'on entendit ou l'on lu les cris : « Vous insultez votre mère. Vous insultez toutes les mères ». Les Goncourt n’avaient pas tout à fait tort, et l’incipit du roman dirige bien le réquisitoire contre la mère de Jules Vallès en remettant en cause l’instinct maternel qui est le pendant familial de l’autorité paternelle : “Ai-je été nourri par ma mère ? Est-ce une paysanne qui m’a donné son lait ? Je n’en sais rien. Quel que soit le sein que j’ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où j’étais tout petit : je n’ai pas été dorloté, tapoté, baisotté ; j’ai été beaucoup fouetté.” Parmi les premières critiques, les journaux conservateurs de l’époque, tels que Le Figaro, dénoncent une œuvre "immorale" et "antifamiliale". Vallès est accusé de trahir les valeurs fondamentales de la société. Le père autoritaire et tyrannique incarne la violence institutionnelle transposée dans le cadre domestique. « Mon père m’aimait, mais il me battait. » Avant les travaux psychanalytiques sur les relations intra-familiales, cette ambivalence dérange. Certains critiques y voient une exagération caricaturale et une remise en cause intolérable de la place du père. Pour ce qui est de la mère, sa rigidité et son rôle dans la répression de Jacques choquent également. Vallès n’épargne jamais la figure traditionnellement idéalisée : « Ma mère a des doigts secs et un cœur dur comme sa bible. » La critique a relevé la dureté de ce portrait, notamment dans des journaux comme Le Gaulois, qui accuse Vallès de dénaturer l’image de la mère française. En fait, si les figures d’enfants martyrs ont peuplé la littérature française sans susciter de débats profonds, le tort de Jules Vallès a néanmoins de corréler la souffrance enfantine et le rôle parental dans les mauvais traitements. Cosette est victime des Thénardier, le petit Chose doit sa déchéance à la faillite involontaire du père, le Rousseau des Confessions trouve une fascination masochiste dans les mauvais traitements de ses maîtres et précepteurs. La famille en tant qu’institution est épargnée, alors que Vallès va être de ceux qui vont la condamner sans restriction.
Lors de la parution de L’Enfant, Jules Vallès a suscité de vives réactions parmi les écrivains et critiques littéraires conservateurs. Maurice Barrès et Alphonse Daudet figurent parmi ses plus virulents détracteurs, mais ils ne furent pas les seuls à critiquer son œuvre, qui attaquait frontalement les valeurs établies de la famille, de l’école et de la société bourgeoise. Alphonse Daudet écrit en 1894, dans la préface à sa traduction de l’oeuvre en provençal Baptiste Bonnet, vie d’enfant : ”Non que je veuille diminuer l'oeuvre si personnelle de Vallès, cette phrase éloquente et vibrante qui le met au premier rang des grands écrivains français ; mais son Vingtras, un des catéchisme de la moderne, a fait beaucoup de mal, et, depuis 10 ans, j'ai entendu proférer bien des sinistres bêtises par de jeunes hommes que le vin de sa rancune avait grisé et qui singeaient, sans les mêmes motifs que lui, ses poses révoltées, ses grincement de paria de famille.” Alphonse Daudet, dont les œuvres comme Le Petit Chose présentent une enfance idéalisée, s’oppose à la vision sombre et accusatrice de Vallès. Dans ses commentaires sur l’œuvre, il écrit : «Vallès dénature la beauté de l’enfance en l’enfermant dans une caricature où règne la haine. » Daudet reproche à Vallès son ton amer et vindicatif, qu’il juge incompatible avec une véritable analyse des relations familiales. Pour lui, Vallès projette, selon lui, ses propres frustrations sur des personnages censés être universels.
Maurice Barrès, dans une lettre de 1913, reprend les mêmes accusations de sacrifice de la famille traditionnelle que Vallès aurait volontairement méprisée : “L'auteur de L’Enfant est un de ses maîtres de la prose française. Je ne lui marchande pas ce témoignage. Mais son œuvre, n'est-ce pas, nous ne pouvons pas la considérer comme un exercice de virtuosité. Elle a un sens très net et terrible. Elle prend place dans la série des “œuvres libératrices”. Vallès est l'homme qui nous libère de la famille, qui nous libère de notre père et de notre mère, qui nous dit: “Jugez-les, et, s'il y a lieu, condamnez-les”. Je n'accepte pas, je repousse cette liberté qu'il m'apporte. Je dis :” Tu ne jugeras ni ton père, ni ta mère” . Maurice Barrès, écrivain nationaliste et défenseur des traditions françaises, critique violemment L’Enfant, oeuvre pour lui hautement subversive, qu’il perçoit comme une attaque contre l’un des fondements de la société, la famille et considère que Vallès, en exposant les travers de la cellule familiale, nuit à l’ordre moral et social. Il affirme : « Vallès trahit la patrie en trahissant la famille. » Pour Barrès, la famille est un pilier nécessaire de la construction nationale, et toute critique à son encontre est interprétée comme un danger pour l’identité française.
Les attaques de Maurice Barrès, Alphonse Daudet et d’autres critiques conservateurs reflètent moins une analyse littéraire qu’un rejet idéologique. Pour ces auteurs, Vallès symbolise une menace aux idéaux traditionnels de la famille et de la société. Pourtant, les critiques plus progressistes reconnaissent dans cette œuvre une lucidité et une audace révolutionnaire, faisant de L’Enfant un texte incontournable du XIXe siècle.
Un texte révolutionnaire sur l’enfance maltraitée et l’autorité parentale
Certains critiques progressistes, marquant une sensibilité à la dénonciation des violences familiales, ont toutefois salué la lucidité de Vallès et sa capacité à mettre en lumière les dysfonctionnements familiaux. Émile Zola, dans ses écrits critiques, note que Vallès expose « la réalité crue de ces millions d’enfants écrasés sous le poids de la discipline familiale ». Il perçoit dans L’Enfant une dénonciation proche des idéaux naturalistes. Il consacrera un article, “Jules Vallès : Jean Vingtras” (le Voltaire, 24 juin 1879), qui souligne sa proximité de vue et l’universalisme de la cause : “ L'auteur nous conte l'histoire d'un fils de professeur, battu par ses parents, puni au collège, grandissant dans une révolte sourde d'enfants que l'éducation et l'instruction des petites villes écrasent. Pourquoi donc ce récit sans intrigue, sans complication d'aucune sorte, ces sortes de mémoire écrites au caprice des souvenirs, nous prennent-ils si rudement aux entrailles ? C'est que l'enfance de milliers de nos petits français est là, c’est que nous tous, sinon pour nous-même, du moins pour nos camarades, nous avons éprouvé ces choses. il suffit que cela soit vécu et qu'un écrivain ait osé le dire dans la colère de ses blessures encore poignantes.” Octave Mirbeau, autre critique influent, issu des milieux républicains, y reconnaît une critique salutaire de l’autoritarisme. et loue l’audace de Vallès : « Ce n’est pas un roman ; c’est un cri, le cri de toutes les enfances martyres. » Enfin, après la mort de Vallès (1885), des penseurs tels que Anatole France reconnaissent la modernité de sa vision : “Vallès a osé briser les idoles. La famille qu’il peint n’est pas celle des contes, mais celle de la vie. »
À sa publication, L’Enfant de Jules Vallès divise la critique : certains y voient une œuvre scandaleuse, destructrice des valeurs familiales, tandis que d’autres saluent son audace et sa dénonciation d’un système oppressif. Sa vision de la famille, teintée de souffrance et de révolte, trouve aujourd’hui une résonance particulière dans les débats sur l’éducation et les violences domestiques. C’est dans cette capacité à briser les tabous que réside la modernité de l’œuvre. Aujourd’hui, L’Enfant est considéré comme un texte pionnier dans la dénonciation des violences familiales. L’œuvre a notamment inspiré des écrivains tels que Georges Perec (W ou le souvenir d’enfance) ou Annie Ernaux (La Place), qui explorent également les relations familiales conflictuelles. Les approches psychanalytiques du XXe siècle ont également permis de réévaluer l’œuvre. Des penseurs comme Philippe Lejeune y voient un témoignage fondamental sur la souffrance infantile et une critique précoce des normes éducatives et parentales. Au cours d’un colloque, Claude Burgelin prononcera un discours intitulé “Jules Vallès Éléments psychanalytiques dans L’Enfant , où il mettra en évidence les interprétations freudiennes à donner à l’oeuvre : “Tout prétexte est bon pour dévaloriser la puissance phallique du père : « Il joue avec la clé pendue à son petit doigt ; le geste est isolé et saugrenu comme un geste de bébé »”. La critique littéraire ne s'y est pas trompée, pour encenser ou détruire l'écriture de cette vision de la famille. et des violences familiales au XIXe siècle, dans ce roman à la fois autobiographique et universel.
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Wikipédia : Jules Vallès
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