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Le cinéma aussi construit la critique littéraire.


Le champ littéraire, concept forgé par le sociologue théoricien Pierre Bourdieu, pose le critère de compréhension des tensions qui régissent les rapports entre les différents acteurs du monde littéraire pour théoriser les courants de création. Les dominations établies au profit des auteurs reconnus se trouvent constamment contestées par de jeunes entrants dans le champ, qui viennent renouveler le monde littéraire par des luttes permanentes.

La place du critique littéraire s'inscrit dans l’arbitrage entre les lecteurs et les acteurs déjà intronisés, car il est en capacité d’attribution des capitaux symboliques de  reconnaissance : exposition médiatique, prix littéraires, cooptation; mais, à l’opposé, les critiques coordonnent aussi l’avènement de la relève littéraire en mettant en lumière les nouveaux venus, qu’ils vont inscrire dans des courants novateurs, comme récemment les écritures de genre ou les réappropriations littéraires du terroir.

Selon Gisèle Sapiro, directrice de recherche à l’EHESS, “la logique autonome fait primer la valeur proprement esthétique de l’œuvre, valeur que seuls les spécialistes, c’est-à-dire les pairs et les critiques, sont en mesure d’apprécier : la reconnaissance des pairs sera donc le critère d’accumulation de capital symbolique spécifique dans le champ”.

Pendant longtemps il n'était pas de bon ton de lire Stephen King ou Douglas Kennedy. La critique américaine reconnaissait le succès public mais avait bien du mal à trouver de l’intérêt à ces œuvres trop publiques. À l’inverse, la validation était accordée à des auteurs plus anonymes comme Jay McInerney ou Bret Easton Ellis. 

Ce champ reste un microcosme spécifique, un espace social autonome où les acteurs (écrivains, critiques, éditeurs, etc.) luttent pour des positions et du prestige. Il est régi par une logique propre, distincte des autres champs comme l'économique ou le politique, même si des interconnexions existent.

Il s’agit bien de reconnaître la situation  particulière du critique, qui doit se laisser pénétrer de l'œuvre en acceptant la fascination mais instaurer la distance dans l’interprétation et dans la qualité accordée. 

Pierre Bourdieu s'oppose à la vision romantique de l'artiste génial et solitaire. Il insiste sur le fait que la création littéraire est le produit d’un ensemble de relations sociales et d'institutions. Par conséquent, l'analyse d'une œuvre ne peut pas se limiter à l'œuvre elle-même, mais doit tenir compte du contexte social, des relations de pouvoir dans le champ littéraire, et des stratégies des acteurs. Alors que certaines théories critiques (comme celles de l'esthétique formaliste) considèrent l'œuvre d'art comme autonome, Bourdieu remet en question cette idée en soulignant les relations de dépendance entre les écrivains, les éditeurs et les institutions critiques. Cela a amené une nouvelle façon d'envisager la critique littéraire, plus attentive aux conditions sociales de production et de réception des œuvres.

Ce que le sociologue ne mentionne pas, c’est le rôle essentiel des autres médias comme vecteur direct de la critique, souvent cantonnée à la presse et à l’essai. 

Julien Gracq suggère une intercession critique du cinéma dans l’élaboration du champ littéraire, par le biais du choix des œuvres  portées à l’écran et l’édification d’un nouvel ordre littéraire soutenu par l’image. 

Le massif romanesque du 19e siècle, tel qu'on en découvre en 1878 le panorama, avec ces trois sommets neigeux : Balzac - Stendhal - Flaubert, et, un peu inférieur en altitude, le pic Zola, n'avait pas tout à fait, au temps de mes études, la même configuration ( Stendhal n'y prenait place que pour les jeux exercés, et Daudet y figurait presque). Il n'est pas impossible, loin de là, qui change encore sensiblement d'aspect dans les 20 années à venir. L'intronisation, aujourd'hui acquise, de Tolkien comme de Simenon dans le tableau de la littérature contemporaine, on élargissant brusquement les limites du roman “noble”,  va amener rétroactivement dans celui du XIXe la promotion de Dumas comme elle a amené celle de Jules Verne (pourtant presque aussi impensable à sa manière, il y a 30 ans encore, que l'été pour le siècle dernier la réintégration de Sade dans la littérature du XVIIIe). Cette promotion brusque et massive, dans la littérature, de toutes les variantes de sa marginalité, est une des nouveautés du regard critique contemporain : le pouvoir égalisateur du cinéma, qui va puisant ses scénarios indifféremment, Et avec des résultats équivalents, dans l'une et l'autre catégorie, n'y joue pas un rôle mineur. le roman populaire qui trouve accès au cinéma ou à la télévision n'y gagne pas exactement, certes, des lettres de noblesse ;  il y acquiert du moins le genre de promotion que valent des relations occasionnellement égalitaires avec le gratin.”

C'est comprendre que la critique littéraire est traversée d'influences impensées. Le processus d'élaboration de la hiérarchie est en mouvement constant. Les nouveaux moyens de sacre littéraire passent forcément par les médiations du moyen. Les réseaux sociaux ne sont pas pour rien dans l’émergence de la romance comme genre différencié, qui reprend les codes du roman d’amour et du roman initiatique. Cette hybridation ne célèbre pas des écrits particulièrement exigeants au niveau de l’écriture et les agents de la critique traditionnels, chroniqueurs littéraires, ne se sentent pas spontanément  en osmose avec ce genre. Pourtant, promulguée par des porte-voix, souvent jeunes, dans des capsules explicatives et promotionnelles, ces romans trouvent un public qui souvent ne lit pas. 

Pierre insiste sur le fait que la création littéraire est le produit d’un ensemble de relations sociales et d'institutions. Par conséquent, l'analyse d'une œuvre ne peut pas se limiter à l'œuvre elle-même, mais doit tenir compte du contexte social, des relations de pouvoir dans le champ littéraire, et des stratégies des acteurs. Mais il ne limite pas la typologie des actants aux seuls critiques traditionnels, ce qui est plutôt sage. Chaque génération saura ajouter aux relations de dépendance entre les écrivains, les éditeurs et les institutions critiques, de nouveaux regardspour établir de nouveaux canons.


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