L'échange épistolaire entre auteurs a longtemps servi pour un auteur à faire estimer la valeur d’un texte par ses pairs, avant même publication, à condition d’accepter avec respect les remarques, propositions de modification, éclaircissements inhérents à l'exercice. Cette critique , qui peut être qualifiée de dialogue appréciatif, n’est vouée qu’à rester dans l’intime de la relation entre deux auteurs. Uniquement intuitive et sensualiste, elle ne s’appuie pas sur une quelconque approche théorique mais exprime le plaisir de la lecture et la connivence littéraire. Exercice de l’entre-soi, cette forme critique reste fortement imprégnée de la réalité des relations entre les auteurs, relations de toutes ordres -amitié, émulation, rivalité-. Par les conseils prodigués, par les changements suggérés, elle participe pleinement à l’avènement génétique de l'œuvre au même titre que les brouillons ou les différentes versions.
Jean Guéhenno, fils d’un ouvrier de la chaussure de Fougères, publie en 1928, le manifeste de l’asservissement ouvrier dans l’entre-deux guerres, Caliban parle. Il devient le directeur de publication de la revue Europe en 1929, fonction qu’il assure jusqu'en mai 1936 . Sous sa responsabilité, la revue continue à être un acteur important de la vie culturelle et intellectuelle française, de nombreux écrivains d'horizons très divers pouvant s'y exprimer librement.
En août 1929, alors que le roman de Jean Giono sur les amours d’un paysan n’est pas encore publié, l’échange avec Jean Guéhenno manifeste de l’admiration que celui-ci porte à l’auteur provençal : “J'ai lu le premier morceau [d’Un de Baumugnes] publié par la N.R.F. Ah ! Jean Giono, c'est magnifique. il y a autant d'art que de sève et autant de sève que d'art. vous ne savez pas la joie que vous donnez, que vous nous donnez.”
Le caractère hagiographique est flagrant, entre les deux auteurs qui pourtant n'hésitèrent pas à s'échapper à propos de leurs différends politiques, le pacifiste Giono invectivant son camarade en 1937 d'un “ tu es un imbécile et un malfaiteur”, ce à quoi Jean Guéhenno répondit : “ je suis en effet à malfaiteur qui t'a fait quelque bien.” La critique littéraire entre les deux ressort de la réception intérieure et spirituelle du roman plus que des indications formalistes d’un théoricien extérieur. On pourrait même dire qu’il y a du réconfort dans la pratique de cette critique de soutien, qui vient adoucir la solitude et l’abnégation du métier d’écrivain.
Il s'agit donc là d'une critique amicale, certainement pas objective, attachée à animer des sentiments d'affection qui ont toujours regroupé les auteurs dans des groupes, des duos, des rassemblements hétéroclites de prosateurs qui se sont choisis.
Ces unions sont beaucoup moins fréquentes aujourd'hui. Il n'y a plus de mouvements de convergence autour de la volonté réaliste (Zola, Flaubert, Balzac), ou de la remise en cause du roman traditionnel qui a pu regrouper autour du Nouveau Roman Michel Butor, Nathalie Sarraute et Alain-Robbe-Grillet.
La critique épistolaire pourrait peut-être s'éteindre avec l'isolement des auteurs. L'effacement des forces centripètes qui attiraient les écrivains autour de tendances, de projets unificateurs et d'ambitions réformatrices ne permet plus les rencontres qui ont formé cette forme de critique joyeuse, partageuse, mêlée quelquefois d'une pointe de jalousie.
La bienveillance n'est pourtant pas un élément systématique des relations d’auteur. Les querelles sont d’ailleurs légion. Voltaire aurait dit de Rousseau : "Je n'ai jamais tant aimé l'humanité que depuis que j'ai connu cet homme qui la hait tant." Plus proche de nous, André Gide qualifie dans son Journal le Soulier de Satin de Paul Claudel de “consternant”. Ces rivalités se retrouvent donc naturellement dans les échanges critiques épistolaires.
La critique épistolaire corrobore l’observation des rapports entre George Sand et Gustave Flaubert. Les liens d’amitié soutiennent une correspondance assidue, plus de 300 lettres entre 1863 et 1876, entre la Dame de Nohant et l’auteur de Madame Bovary. En 1862, l’accueil critique de Salammbô de Flaubert, mené par un Sainte-Beuve jamais à court de détestations (“Ici, dans le sujet choisi par M. Flaubert, les monuments non plus que les livres ne fournissaient presque rien. C'est donc un tour de force complet qu'il a prétendu faire, et il n'y a rien d'étonnant qu'il y ait, selon moi, échoué”) déclenche ces relations de papier, après que George Sand ait intercédé dans la presse pour défendre celui qui n’était pas encore son ami. Le 27 janvier 1863, George Sand fustige les critiques de ses confrères, en prenant la défense de l'écrivain normand par un article enthousiaste sur trois colonnes paru dans La Presse dont le directeur est Émile de Girardin :
« Oui mon cher ami, j'aime Salammbô, parce que j'aime les tentatives et parce que… J'aime Salammbô. J'aime qu'un écrivain lorsqu'il n'est pas forcé par les circonstances ou entraîné par son activité à produire sans relâche, mette des années à faire une étude approfondie d'un sujet difficile, et le mène à bien sans se demander si le succès couronnera ses efforts. Rien n'est moins fait pour caresser les habitudes d'esprit des gens du monde, des gens superficiels, des gens pressés, des insouciants en un mot, c'est-à-dire de la majorité des lecteurs, que le sujet de Salammbô. L'homme qui a conçu et achevé la chose a toutes les aspirations et toutes les ferveurs d'un grand artiste »
Gustave Flaubert enverra sa première missive à la suite de l’article, autant remerciement que allégeance , en 1863 :
“Je ne vous sais pas gré d’avoir rempli ce que vous appelez un devoir. La beauté de votre cœur m'a attendu et votre amitié m'a rendu fier. Voilà tout.”
Pourtant, la critique épistolaire, beaucoup plus privée, se met à jour dans une lettre datée du 11 juin 1866, qui révèle des sentiments mitigés de la part de George Sand, reprochant à Flaubert son manque d’humanité et d’émotion dans Salammbô :
"Je viens de lire Salammbô. C’est une œuvre splendide, éclatante, éblouissante, d’une force et d’une intensité de couleur incomparables. Tout cela est bien beau, mais j’en suis restée froide, et cela me désespère. Je ne vous accuserai pas d’avoir un cœur desséché, ce serait absurde ; mais vous avez un grand tort, selon moi, c’est de ne pas vouloir exciter les émotions humaines ordinaires. Vous les dédaignez ou vous les excluez comme vulgaires, et vous faites œuvre d’artiste impeccable, mais vous ne touchez pas le peuple, et vous ne m’avez pas touchée."
Bien que leur correspondance soit majoritairement amicale et respectueuse, il existe des moments où Flaubert exprime aussi des critiques envers certains aspects de la littérature sandienne. Flaubert avait un style très rigoureux et n'hésitait pas à critiquer les tendances littéraires de son époque, ce qui ressort parfois dans ses lettres à George Sand, résolument républicaine socialiste et socialiste. Gustave Flaubert condamne sa vision optimiste de l'humanité, qu’il voit transparaître dans ses romans politiques qui défendent les théories de Fourier, les principes d’égalité et de souveraineté nationale :
"Ton optimisme me blesse autant que mon pessimisme te choque. Tu trouves le moyen d’admirer la bourgeoisie contemporaine et de chanter des hymnes à la Gloire du Progrès [...] Je n'y crois pas, moi, à ce progrès-là !"
La relecture critique est une constante de l'élaboration de l'écriture. Les échanges par voie postale, au XXe siècle, contribuent à l’édification d’une pensée créatrice au moment de l’élaboration de l'œuvre. La critique épistolaire représente donc l'expression de la plus grande intégrité dans les échanges. communication débarrassée des pudeurs de la chose publique.
Elle se permet une analyse franche, téméraire et quelquefois acide. C'est une expression rapide, où il manque l'intercession du filtre social qui pousse à retenir ses pensées les plus vives.
La critique épistolaire revêt donc bien des qualités de vérité. Si elle commence souvent sous forme de flatterie et de cajoleries réconfortantes, elle trouve vite sa voie. Les auteurs savent à quel point il est difficile de trouver l'œil qui saura voir dans le texte ses imperfections. Les remarques négatives d’un confrère se légitiment, par la confrontation en miroir d'une situation partagée. Contrairement au regard d'un éditeur qui a des intérêts financiers à l'écriture, la critique d'échange est stimulée par le désintéressement et la gratuité. Sauf entrer dans la complexité des rapports d'auteurs, engagés dans une compétition basée sur les positions et la consécration toujours fantasmée dans l’écriture.
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