Le critique littéraire ne peut intégrer le champ littéraire que s’il se sent légitime dans le champ littéraire, c’est-à-dire si sa formation universitaire ou sa position en tant qu’auteur, journaliste ou critique viennent cautionner son travail critique en tant qu’expert. Les critiques novices de la sphère numérique représentent une population sous-dotée au niveau statutaire. Quelquefois anonymisée, la critique littéraire numérique ne peut même pas se prévaloir de l’autorité de l’émetteur. Sur les plateformes comme Instagram ou Tiktok, la critique littéraire se cantonne à des prescriptions rapides, quelquefois corrélées à des actions d’achat qui obscurcissent l’apport. L’acte critique perd de son intégrité pour participer directement à la consumérisation de la culture.
Cette critique numérique cumule les indices dévalorisants : médium défavorablement connoté culturellement ; critique descriptive plus que analytique en formats courts; déficit de sélection; oralité; spectre large qui ne touche pas réellement sa cible; volume et qualité sociale du public; élection de genres non élitistes au risque de perdre de l’audience.
Elle est pourtant essentielle pour la diffusion de l’approche critique par l’utilisation d’un médium largement plébiscité par le public jeune.
Mais le travail critique se cantonne à une prescription positive, du fait de l’insécurité statutaire des créateurs de contenus, qui souffrent d’une asymétrie d’autorité vis-à-vis des auteurs reconnus. Le tiktokeur ou l’instagrammeur ne se risquera pas à un apport négatif prononcé, du fait de la pleine conscience de la précarité de sa position, due à forte dissymétrie de consécration, Comme le fait remarquer Pierre Verdragues, dans l’ouvrage collectif très éclairants sur la réception critique des ouvrages des nouveaux entrants Premiers romans 1945-2003 (Presses Sorbonne Nouvelle), “si le sentiment d'insécurité critique est à son maximum en cas de «classique», puisque plus personne, ou presque, n’ose dire : «Ce n'est pas bien», il est à son minimum dans le cas d'un premier roman, à l'autre bout du spectre, ce qui ne veut pas dire qu'il disparaît, loin de là.”
C'est en cela que la critique littéraire noviciale retrouve sa force et son intérêt. Réalisant une lecture subjective et personnelle, traduite par des bandeaux d'accroche qui reflètent les circonstances du choix, “ mes 5 livres préférés”, “ mes livres de l'été”, “ les indispensables de la littérature”, cette forme trouve son chemin hors des contingences éditoriales du moment. Libérée du poids des restrictions qui régissent les relations avec les auteurs renommés, la critique numérique apportée par le public offre une lecture hétérogène des œuvres, soutenue par les expériences de lecture qui ne demandent plus à être validées par la doxa.
Le critique littéraire professionnel, journaliste presse, chroniqueur télé ou radio , est contraint par des sujets extra-littéraires. Les services de presse des maisons d'édition, les remontées médiatiques des best-sellers de la rentrée ou des vacances l'obligent souvent puissamment à intégrer des points de focalisation sur les quelques titres qui agitent déjà le monde éditorial. Les tiktokeurs et les instagrameurs n'ont souvent pas ce genre de conflits, libres parce que peu connus.
Il y a donc un paradoxe assez étrange dans cette situation. Le critique novice est à la fois fragilisé par sa position, mais cette position lui permet à contrario des avis, amour et des amours, mise en avant ou oubli, qui reflète des prises de position autonomes. Les critiques des médias traditionnels sont au cœur des stratégies des maisons d'édition qui les ont identifiés, ce qui semble impossible pour la masse pléthorique des critiques littéraires numériques. Il se dégage alors une forme de pureté dans ces capsules d'amoureux des lettres, qui attire quelques milliers de followers, bien loin de ce que peuvent regrouper les sujets mode , cuisine ou animaux de compagnie.
La littérature retrouve une forme d'innocence. Il s'agit bien d'un partage, d'un échange d'émotions littéraires, simplement nourri du goût de l'écriture. Le déficit de notoriété reste donc la cause d'un déséquilibre entre les auteurs présentés et les critiques du jour. Néanmoins, ces expériences décalées par rapport aux grandes tentatives commerciales des maisons d’édition laisse le champ libre à la vérité des émois littéraires.
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