La pièce Hernani de Victor Hugo ne figure pas spontanément dans la bibliographie de Victor Hugo pour le public. Il se crée au fil du temps des bibliographies institutionnalisées par l’histoire littéraire, l’enseignement et la théorie critique.
À la fois dramaturge, poète et romancier, ce sont les deux dernières attributions qui sont restées à la postérité pour Victor Hugo. Pourtant, c’est bien à travers les trois genres que Victor Hugo a tenté d’affranchir les domaines de la littérature et notamment à rompre avec les dogmes du classicisme, à travers le rejet de la règle des trois unités -unité de temps, de lieu, et d’action. Il a exprimé ses convictions dans la préface de Cromwell paru en 1827, refusant les conventions classiques et convoquant une séparation nette entre l’art et la nature, puisque l’art, pour lui, ne peut être “vérité absolue”. C’est au nom de ce nouveau dogme que la pièce Hernani a été produite, comme manifeste des nouveaux choix opérés dans le théâtre romantique hugolien : rupture radicale avec les règles du théâtre classique; oscillation entre la trivialité du style burlesque et la haute tension du genre dramatique à travers un langage qui ne respecte pas les dichotomies aristotéliciennes entre genre noble et genre bas, ce qui ne laissera évidemment pas les critiques de l’époque indifférents.
À l'époque, le théâtre français était encore largement dominé par les règles classiques issues de l'Académie française et de l’héritage du XVIIe siècle, telles que les trois unités (temps, lieu, action) et la bienséance. Ces normes imposaient une structure stricte, limitant la liberté de création. Victor Hugo, fervent défenseur du Romantisme, cherchait à briser ces carcans, prônant une esthétique plus libre, où le mélange des genres (tragique et comique) et l'usage du vers sans contrainte des unités de temps et de lieu seraient au cœur de l'innovation théâtrale.
Ce mélange des genres dans Hernani est une provocation qui vise à fonder les nouvelles caractéristiques romantiques du théâtre et apporter une vision prosaïque de la versification qui va toucher une audience éilarge.
Ce symbole de la révolte contre l’ordre établi, alors que la France de 1830 est en pleine effervescence politique, la Révolution de 1830 venant de renverser Charles X, reproduit sur scène les tensions entre les partisans de l’Ancien régime et les républicains, établissant au sein de la critique un schisme partisan.
La controverse autour de la pièce Hernani de Victor Hugo, jouée pour la première fois le 25 février 1830, est l'un des événements les plus marquants de l'histoire littéraire et théâtrale française. Elle incarne le choc entre le Classicisme et le Romantisme, deux mouvements littéraires aux visions radicalement opposées, et a donné naissance à ce qu’on appelle la « bataille d'Hernani ». Deux camps critiques vont alors s’opposer dans une ligne de partage imposée par les choix électifs, entre ceux qui choisissent le Classicisme et ceux qui optent pour le Romantisme.
Il faut d’abord souligner que la rupture s’établit d’abord au sein même du mouvement romantique Au-delà des préférences stylistiques, cette opposition entre les partisans du renouveau littéraire et les partisans de la littérature classique avec ses codes établis, représentent l’affrontement entre conservateurs réunis autour de la revue “Le Conservateur littéraire” fondée par Victor Hugo proche des royalistes et un cénacle mené par Etienne-Jean Delécluze qui appelle à une révolution libérale, critique monarchie et catholicisme.
Critique d’art et journaliste, Delécluze est l’un des défenseurs les plus virulents du classicisme. Il voit dans la pièce d'Hugo une menace pour l’harmonie et la rigueur de la forme théâtrale française. Ses critiques visent particulièrement l’abandon des trois unités et la complexité parfois jugée excessive des personnages. Dans ses critiques dans le “Journal des Débats”, Delécluze se montre extrêmement hostile envers Hugo et Hernani. Il écrit :
« M. Hugo n'a fait que transgresser les lois les plus élémentaires du bon goût et de la bienséance. Son mélange des genres et des registres est un outrage aux règles sacrées du théâtre français ».
Le camp libéral se veut celui de la modernité retrouvée, au sein de la clarté stylistique et esthétique. Traditionnellement, le théâtre classique se divisait en deux genres, tragédie et comédie, déterminant ses codes et ses personnages archétypaux. L’intrigue d’Hernani mêle l’historicité de l’Espagne du XVIe siècle à des éléments fictifs et des personnages idéalisés, ce qui pour ses opposants crée une confusion qui ne permet plus l’édification du spectateur, comme le souligne Julien Louis Geoffroy, critique théâtral influent, l’un des plus grands opposants au Romantisme. Il fustigea la pièce pour son mélange de registres, son manque de respect des règles et sa théâtralité jugée excessive. Il défend farouchement la tradition classique héritée de Racine et Corneille et exprime dans ses écrits un rejet catégorique de la pièce :
« Hernani est un amas confus de trivialités et de contradictions, où les passions vulgaires et les gestes ridicules viennent souiller la majesté du théâtre tragique».
La pièce met en scène des personnages complexes et souvent hors des normes sociales, comme Hernani, un bandit noble, ou Don Carlos, un roi aux motivations ambivalentes. Cette ambivalence apporte une confusion susceptible d’empêcher la fameuse catharsis d’Aristote, le message étant noyé par l’imprécision des caractères. De plus, Victor Hugo rejette l'idée des trois unités classiques et choisit de multiples lieux et une temporalité étendue sur plusieurs jours, ce qui contraste avec les exigences de l'unité de temps et de lieu.
Les auteurs classiques représentent l’autre partie des contempteurs de la pièce.
Bien que François-Joseph Talma, acteur de renom et membre influent du théâtre français, n'ait pas pris directement position dans les critiques de presse, il représentait aux yeux des partisans du classicisme une certaine idée du théâtre "noble" et "digne". Cependant, Talma lui-même, admiré par des romantiques comme Hugo, était dans une position ambiguë, appréciant le jeu plus expressif proposé par le Romantisme tout en restant ancré dans la tradition.
Jean-François Ducis, poète et dramaturge classique, est un autre critique des innovations apportées par Hugo dans Hernani. Son œuvre étant empreinte de l'esprit classique, il ne voit pas d'un bon œil les bouleversements romantiques. Ducis condamne dans l’œuvre de Hugo une destruction de l’héritage théâtral classique français.
« Je ne puis comprendre cette volonté de détruire des siècles de tradition en un seul coup de plume. Les règles sont ce qui donnent à la tragédie sa grandeur ; sans elles, il n’y a que chaos ».
La première représentation d’Hernani, en 1830, a suscité de vives réactions et des manifestations violentes. Dans ce qui devient une bataille culturelle, les jeunes, représentés par les étudiants, voyaient dans le personnage d’Hernani un symbole de la révolte contre l’ordre établi et les valeurs de l’ancien régime.
Théophile Gautier est célèbre pour avoir assisté à la première d’Hernani vêtu d’un gilet rouge flamboyant, symbole de sa rébellion contre les conventions bourgeoises et classiques. Gautier fait partie du groupe des jeunes romantiques surnommé les "chevaliers de la liberté artistique" et voit dans Hernani une victoire pour l'expression libre de la sensibilité artistique. Il écrit dans ses mémoires un éloge qui souligne le caractère révolutionnaire de la pièce :
« Hernani n'était pas seulement une pièce, c'était une révolution. L'auteur avait jeté au vent les vieux bandeaux qui serraient le front de la muse, il avait déchiré le corset de fer de la tragédie française ».
Sainte-Beuve, critique et ami de Victor Hugo, défend avec force Hernani dans ses écrits. Sainte-Beuve, très influent à l’époque, est un soutien intellectuel important pour le mouvement romantique. Dans ses écrits, il célèbre la diversité et la profondeur de la pièce d'Hugo, en rupture avec le formalisme classique. Dans une critique, il écrit :
« Hugo a donné à la tragédie française un souffle nouveau, un élan, une vie que l’on n’y avait pas encore vue depuis Racine et Corneille. Il est celui qui ose mélanger le sublime et le grotesque, le noble et le trivial ».
Roland Barthes montre, dans Le Degré zéro de l’écriture que le Romantisme avait cédé devant l’ordre de la bourgeoisie qui avait pris sa revanche après la Révolution :
La révolution romantique, si nominalement attachée à troubler la forme, a sagement conservé l'écriture de son idéologie. Un peu de lest jeté mélangeant les genres et les mots lui ont permis de préserver l'essentiel du langage classique, l'instrumentalité : sans doute un instrument qui prend de plus en plus de présence notamment chez Chateaubriand, mais enfin un instrument utilisé sans hauteur et ignorant toute solitude du langage. Seul Hugo, en tirant les dimensions charnelles de sa durée et de son espace, une thématique verbale particulière, qui ne pouvait plus se lire dans la perspective d'une tradition, mais seulement par référence à l'envers formidable de sa propre existence, seul Hugo, par le poids de son style, a pu faire pression sur l'écriture classique et l'amener à la veille d'un éclatement.
La bataille d'Hernani résiste aux lectures proprement idéologiques. Les adversaires de la pièce se trouvent à la fois dans les hérauts de la fronde libérale, qui reproche à l'auteur une écriture amphigourique qui l’éloigne du peuple et parmi les partisans du classicisme, composés principalement des bourgeois conservateurs, fidèles à l’esthétique et aux règles du XVIIe siècle s’opposent aussi aux jeunes romantiques, parmi lesquels de nombreux étudiants, artistes et intellectuels, souvent vêtus de tenues excentriques, fervents défenseurs de la liberté artistique et de la modernité. La discorde s'appuie donc autant sur des éléments stylistiques que sur des antagonismes politiques. La querelle d’Hernani n’a pas seulement mobilisé des critiques et des écrivains, mais aussi toute une génération de jeunes intellectuels et d'artistes. La pièce devient un symbole d'une génération révoltée contre l'académisme. Les journaux, à l'époque, jouèrent également un rôle important en relayant ces querelles littéraires et en prenant parfois parti dans la bataille, en alimentant un débat public qui allait au-delà du simple cercle littéraire. En somme, la bataille d’Hernani n’était pas seulement une querelle entre critiques et auteurs, mais le reflet d’un débat plus large sur les valeurs littéraires et culturelles de la France du XIXe siècle. Ce fut une lutte pour l’émancipation artistique et une transition vers une modernité plus libre et diverse.
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