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La critique comparatiste : à la recherche des imitateurs, Florent Carton dit Dancourt

Florent Carton

Une partie du travail critique revient à hiérarchiser la production littéraire et, par conséquent, établir des normes esthétiques et des canons littéraires basés sur des critères spécifiques. Chaque siècle a érigé un panthéon canonique, quelquefois non perceptible dans la contemporanéité, mais qui mobilise deux fonctions complémentaires, position  créatrice de nouveaux  idéaux littéraires et celui d’éternel épigone des standards déjà révélés, uniquement capable de s’arrimer aux modélisateurs. La critique littéraire se charge naturellement de relever les traces de ce suivisme. 

Dancourt, dramaturge relativement obscur du XVIIe siècle a été l’objet de cette critique comparatiste. Contemporain de Racine et Molière, ses pièces ne surent jamais rivaliser avec celles de ces deux grands maîtres. Il faut souligner la vision évaluative mais surtout oppositionnelle des critiques, qui se sont appuyés sur la tragédie racinienne ou la comédie moliéresque, ainsi que sur le foisonnement dramaturgique du XVIIe siècle dont il ne reste que peu de trace, tant le duo qui domine les deux genres a monopolisé le genre.


Florent Carton dit Dancourt, né en 1661, dont le père était écuyer et sénéchal de Saint-Quentin, épousa à 18 ans Thérèse Le Noir de la Tourillière , fille d’un des compagnons de Molière.  Quelques mois après leur mariage, les deux jeunes gens entrèrent dans une troupe de province placée sous le patronage de Condé, et en 1685, ils furent accueillis à la Comédie-Française. Auteur de 65 pièces ou livrets, fécondité qui tourne à la facilité, Dancourt apporte sur la scène 630 personnages, constituant un petit monde d’autant plus reconnaissable que les noms et prénoms des personnages reviennent inlassablement qualifier des archétypes facilement reconnaissables, le prénom Angélique étant notamment dévolu à l’ingénue. 

C’est en intégrant la troupe de La Comédie française qu’il peut dès lors proposer sa première pièce Les Fonds perdus ou Le Notaire obligeant qui sera rapidement représentée, puisqu’elle est jouée  pour la première fois en 1685. Le Notaire désobligeant est une comédie légère dans laquelle un notaire, chargé de rédiger un contrat de mariage, cherche à retarder la cérémonie en soulevant des objections futiles et ridicules. Les théoriciens du théâtre ont bien souvent reproché à Dancourt la pauvreté esthétique et thématique de son œuvre. Si nous nous reportons aux jugements de ceux qui ont pu voir jouer le théâtre de Dancourt, force est de constater que sa réception n’est pas des plus flatteuses. Voltaire, d’abord, dans sa liste des écrivains français du siècle de Louis XIV, étrille Dancourt : « Ce que Régnard était à l’égard de Molière dans la haute comédie, le comédien l’était dans la farce. Beaucoup de ses pièces attirent encore un grand nombre de concours ; elles sont gaies ; le dialogue en est naïf ». La Harpe n’est guère plus favorable : « Dancourt marche bien loin après Dufresny, et pourtant il doit bien y avoir un rang parmi les comiques de troisième ordre. Cet auteur courait après l’historiette ou l’objet du moment, pour en faire un vaudeville, qu’on oubliait aussi vite que le fait qui l’avait fait naître ». Palissot n’est pas plus tendre : « Le dialogue de Dancourt est très vif et très enjoué, mais l’auteur s’écarte souvent de l’objet de sa scène pour montrer de l’esprit et courir après un bon mot… Malheureusement, toutes les pièces de l’auteur se ressemblent un peu trop ».

Un illustre critique nommé Parfaict (souvent associé à son frère) est pourtant beaucoup plus indulgent pour ce qu’il s’agit des Fonds perdus : « Ce coup d’essai de M. Dancourt fit connaître son talent pour le dialogue de théâtre ; ce qui soutient sa comédie, qui est remplie d’un bon comique. » D’ailleurs la pièce fut jouée seize fois, dont treize fois de suite, ce qui représente un  succès honorable pour le temps, succès concrétisé par une représentation à Versailles. A l’inverse, Jean-Marie-Bernard dit Clément de Dijon, propose un commentaire ironique sur la pièce puisqu’il remarque « que quelques critiques la nommoient son échafaud ». La pièce avance de manière particulièrement linéaire : scène d’exposition qui commence in media res, enjeu de l’intrigue : deux jeunes gens qui s’aiment alors que leurs deux parents respectifs veulent eux aussi se marier « aujourd’hui », leurs serviteurs vont empêcher le mariage des aînés avec les plus jeunes tout en cherchant à leur soutirer de l’argent. Les jeunes se lamentent, les domestiques manigancent, les vieux amoureux cabotinent en se montrant ridicules dans leurs projets et leur aveuglement, sous l’emprise des flatteries des deux domestiques qui se moquent d’eux avec ironie. La critique dramatique au XVIIe siècle se constitue autour de débats portant sur la forme, le respect des règles classiques, et les enjeux moraux et esthétiques. Elle s’enracine dans les querelles littéraires, les salons mondains et les premières publications critiques, tout en étant structurée par des institutions comme l’Académie française. Cette période voit ainsi naître une réflexion approfondie sur le théâtre, qui devient un objet de jugement esthétique et moral, contribuant à la construction de ce que l’on appellera plus tard le "classicisme" français. On voit bien que le théâtre de Dancourt ne peut s’intégrer aux principes régissant les conventions théâtrales. De plus, l’imagination étant pour les moralistes du XVIIe siècle le domaine privilégié de Satan, les représentations dramatiques deviennent dès lors une fascination diabolique à laquelle le public ne peut résister. Plus le spectacle parviendra à capter l’attention de l’auditoire, plus sera fascinant, c’est-à-dire marqué par la présence du démon. En vertu de cette logique, les comédies grossières et immorales sont moins décriées que les pièces épurées. C’est ce que nous retrouvons donc dans Les Fonds Perdus, comédie de mœurs pure où les personnages sont réduits à des archétypes.  Ce manque de finesse est paradoxalement ce qui a permis à la pièce d’échapper aux menaces des moralistes.

La pièce fut jouée 16 fois, avec un succès tout relatif dont les causes ne sont pas difficiles à exprimer. Comme le fait remarquer André Blanc, spécialiste du théâtre, dans son ouvrage critique paru en 1977 , « le public ne semble pas avoir été mauvais juge : ce succès  moyen est mérité par une comédie moyenne à tous points de vue ; neuf personnages, en prose, comme c’est la nouvelle tendance ; trois actes, comme les comédies de Hauteroche et Poisson. Moyennement originale aussi : Merlin rappelle les valets chez Edmé Boursault, la double rivalité père-fils, mère-fille existe dans La Mère coquette de Quinault (1665). Les expédients utilisés pour se procurer de l’argent se rencontrent dans Le Parisien (1682) de Charles Chevillet dit Champsmélé et La Rapinière ou l’intéressé  (1683) de Mr de Barquebois . Les caractères sont conventionnels, l’intrigue facile, le comique parfois assez bas, comme celui de l’incommunication  entre deux bègues. Mais la pièce est bien construite, contient des morceaux brillants et des situations piquantes. On n’y trouve déjà le réalisme verbal, la référence constante à des objets matériels ou à des réalités sociales : il est question des termes qui désignent les coiffures à la mode, du restaurant Rousseau, de la galère chère à Molière ». C’est encore un Dancourt posé en compétition négative que l’on retrouve, où l’analyse se fonde sur la comparaison. Bien que Molière, Racine et les frères Corneille dominent la scène, il y avait aussi d'autres dramaturges moins connus, comme Jean de Rotrou, dont les œuvres, bien qu'antérieures, continuaient d'être jouées. 

La critique autour de la pièce de Dancourt n’est donc pas individualisée mais ancrée dans un champ comparatiste. En adoptant ce modèle, la critique comparatiste peut offrir une grille de lecture cohérente pour évaluer d'autres pièces ou genres en fonction de leur conformité ou de leur écart par rapport à cet idéal. En s'appuyant sur un modèle dominant, la critique comparatiste contribue à valoriser une tradition littéraire nationale ou une école de pensée. Dans ce cas, la France du XVIIe siècle est vue comme l'âge d'or de la tragédie classique, consolidant une identité littéraire spécifique. En hiérarchisant la littérature selon un modèle dominant, comme celui de la tragédie racinienne, la critique risque de réduire la diversité des formes littéraires. Cela peut marginaliser des œuvres ou des auteurs qui ne correspondent pas aux canons esthétiques dominants. La critique du XXe siècle adapte le canon en comparant la pièce avec des comédies, pour souligner la faiblesse des ressorts de cette comédie. En effet, la tragédie baroque ou les comédies peuvent être sous-évaluées si elles sont jugées uniquement selon les critères de la tragédie classique. Le notaire désobligeant s’insère donc dans un corpus ordonné qui ne lui reconnaît que peu de valeurs par rapport à une organisation qui élit soit la tragédie de Racine et de Corneille, soit d’autres comédies mises en valeur.


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