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Stendhal, éternel “autre”

La Chartreuse de Parme


Si l’on s’amuse à demander à des amoureux de littérature de citer les quatre auteurs les plus représentatifs du grand siècle du roman, Stendhal, de son vrai nom Henri Beyle, ne figurera pas systématiquement dans le quatuorvirat qui domine la production littéraire du XIX
e siècle, constitué d’Émile Zola, Gustave Flaubert, Honoré de Balzac et Victor Hugo. Cette hégémonie est établie à la fois par les choix littéraires de l’enseignement du français  et aussi par l’intérêt critique. Le figement de cette hiérarchie n’est pas remise en question, même si les caractéristiques esthétiques de chacun permet de discriminer les écritures et les attitudes littéraires : l’engagement de Zola, l’exhaustivité de Flaubert, le réalisme de Balzac et le romantisme de Hugo formant un panorama complet des tendances et courants valorisés, qui vont transformer les formes romanesques du classicisme le plus pur jusqu’à l’intronisation du roman psychologique. 

Stendhal reste légèrement à la marge des auteurs qui seront certainement les plus cités et ce suivisme est largement dû au classement des critiques au moment de la parution, malgré la consécration  de la critique renouvelée sous le spectre de la psychanalyse, des études sociales ou de la stylistique. 


Au moment de la parution, l'œuvre de Stendhal, en particulier ses romans Le Rouge et le Noir en 1830 et La Chartreuse de Parme en 1839, a reçu un accueil critique mitigé  suscitant à la fois l'admiration de certains et l'indifférence, voire le rejet, d'autres. Son style novateur et son réalisme psychologique ont souvent été incompris par ses contemporains, ce qui a retardé sa reconnaissance comme l'un des plus grands écrivains français du XIXe siècle.


Jules Janin, critique influent du XIXe siècle, était l'une des voix les plus sévères à l'égard de Stendhal. Dans un article paru en 1830 dans "Journal des Débats", il critique Le Rouge et le Noir, en déclarant qu'il s'agit d'un roman sans passion ni intrigue, affirmant que Stendhal est un auteur froid et analytique. Il voit dans le roman une absence de sens moral et juge le personnage de Julien Sorel antipathique. Janin résume le style de Stendhal comme étant trop sec et peu accessible au grand public, ce qui reflète en partie la réception initiale tiède de l'œuvre.

Bien qu’il ait été l’un des critiques les plus respectés de l’époque, Charles-Augustin Sainte-Beuve n’a pas été particulièrement enthousiaste à l’égard de Stendhal, même s'il a reconnu certaines qualités dans son écriture. Sainte-Beuve considérait Stendhal comme un auteur talentueux, mais il le trouvait souvent trop intellectuel et détaché. Dans ses chroniques, il reconnaît la finesse de l'analyse psychologique de Stendhal, mais il critique l'absence de profondeur émotionnelle dans ses personnages. Selon lui, Stendhal n'atteint pas les mêmes hauteurs que les écrivains romantiques de l’époque, tels que Victor Hugo.


Lors de la parution de Le Rouge et le Noir,  la critique a généralement été distante. Le roman, inspiré de faits réels et centré sur le personnage de Julien Sorel, un jeune homme ambitieux confronté aux rigidités de la société postrévolutionnaire, ne répondait pas aux attentes des lecteurs habitués à des intrigues plus romantiques ou moralement claires. Les critiques de l’époque ont trouvé que l’œuvre manquait de passion ou d’idéal, en dépit de sa profondeur psychologique. Certains y voyaient une œuvre trop cynique, et le caractère de Julien Sorel, souvent perçu comme opportuniste et ambitieux, n'a pas séduit le public.


Si l’accueil de l’œuvre de Stendhal fut initialement tiède et parfois hostile, quelques critiques perspicaces comme Balzac ont su reconnaître son génie dès ses débuts. Cependant, ce n'est qu'au XXe siècle que son importance dans la littérature française a été pleinement reconnue.

Honoré de Balzac, qui deviendra lui-même un maître du réalisme, était un grand admirateur de Stendhal. Dans une lettre de 1840, il qualifie La Chartreuse de Parme de chef-d’œuvre. Il y voit un modèle de réalisme et apprécie la manière dont Stendhal décrypte les motivations humaines et le jeu social. Balzac, dans ses écrits privés et publics, salue particulièrement la représentation nuancée des passions humaines et la complexité des personnages, allant même jusqu’à dire que Stendhal est l’un des écrivains les plus importants de son époque. Cette reconnaissance de Balzac a contribué à la postérité de Stendhal.

Bien qu'il n'ait pas rédigé de critique formelle sur Stendhal, Théophile Gautier a exprimé une certaine admiration pour son style. Dans son essai Histoire du romantisme, il qualifie Stendhal d'écrivain d’une "intelligence prodigieuse" et loue son approche psychologique. Toutefois, Gautier trouve que son réalisme et son détachement du lyrisme romantique ne correspondent pas aux goûts dominants de l'époque.


À la fin du XIXe siècle, Stendhal commence à être redécouvert par la génération réaliste et naturaliste, et Émile Zola fait partie de ceux qui saluent son œuvre. Zola considère Stendhal comme un précurseur du naturalisme, en raison de son approche clinique et méthodique de l’étude des passions humaines et des rapports sociaux. Bien qu'il ne soit pas un contemporain direct de Stendhal, Zola le considère comme un pionnier du réalisme moderne.

Dans l’étude qu’il consacre à une onomastique stendhalienne particulièrement confuse (“Stendhal”, Figures II) , Gérard Genette relève souvent la tendance égotiste de l’auteur, car selon lui, “l’oeuvre de Stendhal désigne constamment Henri Beyle, Henri Beyle à son tour n’existe véritablement que par l’oeuvre de Stendhal”. Néanmoins,  Julien Gracq soutient ce choix du refus du nom propre chez Stendhal, lui pour  qui “dans la fiction tout doit être fictif”. Julien Gracq remarque d’ailleurs, dans En lisant en écrivant , “une sorte de distanciation qui signe ses livres plus intimement peut-être qu'aucune autre particularité”. Ce cynisme apparent stimule une observation froide de la société. Les personnages à la psychologie implacable dressent un portrait cruel des vanités humaines. Ce réalisme est répulsif, surtout à une époque dominée par le romantisme. Mais la critique contemporaine a activé de nouveaux réflexes de compréhension et elle montre que les comportements des personnages répondent à des stimulations sociologiques. Stendhal est réputé pour avoir créé des personnages qui sont autant des portraits psychologiques que des acteurs de ses romans. Son approche, souvent qualifiée de "psychologie romanesque", consiste à explorer les motivations profondes, les désirs inavoués et les contradictions intérieures de ses héros. Stendhal met en évidence la complexité de la nature humaine, montrant que chaque individu est animé par des forces contradictoires. Ainsi, ses personnages sont souvent à la fois forts et faibles, généreux et égoïstes, passionnés et calculateurs.



Il faut se demander si Stendhal n'est pas en avance sur son temps. Il met ses personnages à l'abri d'un romantisme idéalisant, propose une approche psychologique des personnages qui inaugure l'ère du roman psychologique du XXe siècle. Le réalisme cru de son écriture n'épargne  personne, et renvoie le lecteur à ses propres faiblesses, ce qui limite la possibilité de ressentir le charme descriptif de l'œuvre. L’ambition et les coteries politiques dominent en 1830, et les conservateurs sont à leur tour choqués par son esprit critique envers la société et les institutions établies. Stendhal n'écrit pas de manière aimable, il ne brosse pas son lectorat dans le sens du poil. D'ailleurs, il se targue de n'écrire que pour quelques “happy few” susceptibles de comprendre sa pensée, délaissant la masse qu’il juge incapable de témoigner avec luide la finitude de la passion amoureuse ou de la critique de l’hypocrisie sociale. C'est une écriture réflexive, tournée principalement vers la figure de celui qui écrit, qui ne cherche pas d'accréditation extérieure. Le regard de Stendhal suffit à sa propre critique. Il n'est pas étonnant que critiques et lecteurs, évincés, se soient détournés d’une œuvre qui ne les conviaient pas. 


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