Charles-Augustin Sainte-Beuve représente, au début du XIXe siècle, le prince des préfaciers. Ses contributions introductives valent blanc-seing dans le cénacle des auteurs de bonne facture et les plumitifs débutants sollicitent la médiation son exercice d’ouverture pour faire partie du cercle. Corneille, Shakespeare et Goethe - Études sur l’influence anglo-germaniques par William Reymond; Reliquia de Jean-Georges Farcy; Saül d’Alphonse de Lamartine; Gaspard de la Nuit par Aloysius Bertrand ne sont que des exemples de l’aval symbolique qu’il a laissé sur les œuvres des autres. Il faut d’ailleurs relever avec malice la haute estime dans laquelle il tient la préface, qu’il va affirmer dans ses Chroniques parisiennes (1830-1845) à propos des Burgraves de Victor Hugo :
La préface, comme toutes les préfaces de Hugo, surpasse la pièce : les premières pages sur l'antique Thessalie mythologique sont pleines de talent.
Charles-Augustin Sainte-Beuve : L’homme derrière la critique littéraire
Une méthode fondée sur la biographie
Mais rarement un critique littéraire, personnage souvent obscur du champ littéraire, a provoqué autant de commentaires négatifs ou amusés sur sa méthode et sur ses écrits. Ce que les auteurs lui reprochent (Proust se fendra même d’un Contre Sainte-Beuve, qui n’ évoque peu Charles-Augustin!), c’est à la fois sa méthode qui puise dans la biographie, l’interprétation du style et la topiques de chaque auteur, ainsi qu’une volonté classificatoire basée sur les rumeurs bruissantes des salons mondains, ce que Proust va appeler “juger le poète par le dire de ses amis”. Sainte-Beuve regroupe les auteurs au sein de cercles, coteries et chapelles, et il tire ses analyses littéraires de l’appartenance à des mouvements esthétiques, comme les derniers Romantiques qui se réunissent chez Victor Hugo au sein du Cénacle .
Pourtant, il faut reconnaître que la doxa littéraire a toujours accepté des critiques explicatives basées sur la psychologie ou la nature des auteurs. Émile Zola se venge des humiliations subies après la mort de son père dans une œuvre qui pourfend les étroitesse de la bourgeoisie. Victor Hugo, après la mort de sa chère Léopoldine, proclame dans L’Art d'être grand-père un attachement qu'il n'a pas su réaliser avec ses propres enfants.
L’intentionnisme littéraire
Charles Augustin Sainte-Beuve naît le 23 décembre 1804 à Boulogne-sur-Mer et meurt à Paris le 13 octobre 1869. Élève au lycée Charlemagne, puis au collège Bourbon, futur lycée Condorcet, il témoigne très tôt de deux traits essentiels de sa personnalité: d'une part une vive sensibilité des choses de l'âme; d'autre part une confiance dans les méthodes scientifiques, une curiosité des influences de la vie physique sur la vie morale qu'il mettra plus tard au service de sa critique littéraire. À l'époque de ses études de médecine très vite avortées, il rencontre Victor Hugo, à la suite d'un article sur les Odes et ballades qu'il publie pour la revue Globe où il donne ses premiers articles critiques. Celui qui deviendra l'ami de Victor Hugo et bientôt l'amant de madame Adèle Hugo, se faisait dans ses articles le prophète du romantisme littéraire dont il prépare l'exposition par son tableau historique et critique de la Poésie française et du théâtre français au 18e siècle, paru en 1828 où, l'un des premiers avec le jeune Nerval, il rendait sa place à Ronsard. En 1836, sous le double coup de la ruine de ses espérances d'un renouveau catholique annoncé par la restauration et de la rupture brutale avec Madame Hugo, il part faire un séjour à Lausanne où il donne un cours sur l'histoire de Port-Royal, havre des jansénistes et de Blaise Pascal. À son retour en France, Sainte Beuve commence en 1849 la série de ces fameuses Causeries du lundi, paru dans Le Constitutionnel puis dans le Moniteur.
Dès 1830, alors que paraît Critique et portrait littéraire où il se montre acerbe envers ses contemporains puis Portrait de femmes et Portrait littéraire la même année de 1844, rallié à l'autorité de l'empereur, il affine sa méthode. Dès lors, il revendique sa théorie sur la compréhension d'une œuvre littéraire qui passe, selon lui, par la connaissance approfondie de la vie de son auteur : “La littérature, la production littéraire, n'est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l'homme et de l'organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m'est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l'homme même”. Pour Sainte-Beuve, il était essentiel d'examiner les circonstances personnelles, sociales et historiques entourant un écrivain afin de mieux interpréter sa production. L’auteur est tout entier dans son œuvre, perçue comme un reflet direct de la personnalité et des expériences de l’auteur. D’une certaine manière, nous pourrions affirmer que toute la critique génétique, basée sur l’observation des travaux préparatoires et des échanges épistolaires, forme une approche comparable à celle de Sainte-Beuve, qui recherchait les traits saillants d’une psychologie de l’écriture en s’appuyant sur des documents tels que des lettres, des journaux, témoignages et récits du présent pour construire son analyse. Il prétend juger les livres et les hommes selon des principes moraux et politiques : “Tant qu'on ne s'est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu'on n'y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n'est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient les plus étrangères à la nature de ses écrits : Que pensait-il de la religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l'article des femmes, sur l'article de l'argent ? Était-il riche, pauvre ; quel était son régime, sa manière de vivre journalière ? Quel était son vice ou son faible ?” Ainsi, Pierre Bourdieu qualifie la chronique critique de Sainte-Beuve, dans ses recueils, de critique historienne, puisqu’elle vise à construire une "histoire naturelle littéraire" en étudiant les écrivains selon leur “milieu biologique, historique et social”.
Vers 1860, Sainte-Beuve acte une nouvelle critique, dans ses Nouveaux lundis, où il se pose en “botaniste moral” qui voudra faire l'histoire naturelle des esprits, donner un long cours de physiologie morale. Il commet dans ce domaine une série de bévues parfois méchantes, où il compare Béranger à Racine, disqualifie le génie de Balzac, méconnaît Stendhal, méprise Nerval, etc. Lorsqu'il s'empare de l'œuvre des maîtres de son temps, il peut laisser poindre, en tant que romancier et poète lui-même, des relents d'envie et de jalousie. Comme le fait remarquer Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature , “ la plupart des critiques sont des hommes qui n'ont pas eu beaucoup de chance et qui, au moment où ils allaient désespérer, ont trouvé une petite place tranquille de gardien de cimetière”.
Les critiques de Marcel Proust : Contre Sainte-Beuve
Marcel Proust va lui assener une estocade retentissante. Le roman Contre Sainte-Beuve, mélange d’apartés familiaux et de théorie littéraire, va exposer les arguments du refus de l'approche biographique. Sainte-Beuve s’appuie sur des recherches biographiques et des documents historiques, pour déduire des conséquences esthétiques en étudiant les auteurs selon leur milieu biologique, historique et social, alors que Proust affirme l’existence d’une extériorité scripturale .
La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d'autres, le maître inégalable de la critique du 20e siècle, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l'homme et l'œuvre, à considérer qu'il n'est pas indifférent pour juger l'auteur d'un livre, si ce livre n'est pas un traité de “géométrie pure”, d'avoir d'abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc), à s'entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collectionner ses correspondances, à interroger les hommes qui l'ont connu, en causant avec eux s'ils vivent encore, en lisant ce qu'ils ont pu écrire sur lui s'ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu'une fréquentation un peu profonde avec nous-même nous apprend: qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices.
Proust oppose le matérialisme de l’auteur physique à la transcendance du “moi créateur” qui produit l'œuvre. Il soutient, contre Sainte-Beuve, que la biographie, le “portrait littéraire”, n'explique pas l'œuvre, qui est le “produit d'un autre moi que le moi social, d'un moi profond irréductible à une intention consciente.” Proust s'oppose à l'idée de chercher systématiquement les intentions de l'auteur dans son œuvre et considère que la sensibilité créatrice n'est pas réductible aux données visibles d'une biographie. Le poète est bien souvent porté par une œuvre qui le dépasse et dont il ne contrôle que la structure, et non la réception, par des effets de métaphores inconscientes. L'œuvre ne traduit pas nécessairement la volonté créatrice de l’auteur, mais plutôt la fulgurance de ses pensées débordantes et incontrôlées, son imaginaire dont on ne sait d’où elle surgit et ses émotions dénuées de raison.
Un siècle plus tard, à la suite de Proust, Antoine Compagnon, dans Le Démon de la théorie, frappe lui aussi d’anathème les principes de la méthode :” La critique biographique ou sociologique, ou celle qui explique l'œuvre par la tradition littéraire ( Sainte-Beuve, Taine, Brunetière), toute variante de la critique historique, peuvent être tenues pour extérieures à la littérature.” La critique biographique réduirait alors l’écrivain à l’homme et non un être capable de se dépasser en universalisant sa pensée. Le sous-texte idéologique de la défense de l’auteur comme intercesseur d’une pensée que lui seul peut formuler mais qui est commune à l’état inconscient dans la société, consiste à figurer l’auteur comme représentant du mythe. Selon Sainte-Beuve, l’auteur est un être prosaïque, fait de chair et de passions, de gloire et de renoncement. Selon ses détracteurs comme Italo Calvino, l’auteur a seul la capacité de transcrire la mythopoesis qui fonde la littérature : “le moi explicite ou implicite, se fragmente en différentes figures, en un moi qui est en train d’écrire et un moi qui écrit, en un moi empirique qui se cache derrière le moi qui est en train d’écrire et un moi mythique qui sert de modèle au moi qui est écrit. Dans l’acte d’écrire, le moi de l’auteur se dissout : Ce qu'on appelle la personnalité de l'écrivain est intérieure à l'acte d'écrire, elle est un produit et un moyen de l'écriture.”
Entre biographisme et transcendance : Une question encore débattue
Sainte-Beuve va pourtant bénéficier d’une renommée peu commune pour un critique. En l’absence d'instance de consécration instituée, le régime impérial va récompenser la bonne volonté littéraire de Sainte-Beuve en lui accordant un poste de sénateur.
La postérité n'a pas totalement tranché entre les deux conception d'un auteur de qui puise son inspiration dans un au-delà prolifique, et d'un écrivain capable de transcrire son expérience personnelle. L'histoire littéraire est en effet émaillée de thèse qui rattache l'œuvre à la biographie de son auteur. Plassans et la forrtune desRappelons-le, selon la tradition critique littéraire, Les sonnets de Ronsard sont souvent représentés comme l'adaptation poétique de son amour pour l'insaisissable Cassandre. C'est le dépit amoureux qui pousse Alfred de Musset, après le naufrage de sa relation avec George Sand, à écrire ces drames à résonance autobiographique, Lorenzaccio, Les Caprices de Marianne. De manière plus funeste, l'antisémitisme de Céline a tenu sa main dans ses diatribes anti juives. L’histoire critique n’a pas encore tranché entre l’acceptation et le rejet du biographisme de Sainte-Beuve tandis que ses amis ont continué à proclamer leur dévotion vis-à-vis du critique qu’il était. Dans une lettre datée de 1869 à sa sœur Caroline , Gustave, Flaubert confiera “j'avais fait L’ Éducation sentimentale en partie pour Sainte-Beuve. il est mort sans en connaître une ligne.”
https://lelephant-larevue.fr/thematiques/litterature/contre-sainte-beuve-de-marcel-proust/
https://www.des-livres-et-nous.net/blog/2219913_marceline-desbordes-valmore-une-icone-oubliee-de-la-poesie-romantique
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